Après avoir marqué l’histoire en accompagnant le tout premier film tunisien en lice pour l’Oscar du Meilleur Film International en 2021 avec L’Homme qui a Vendu sa Peau, Kaouther Ben Hania continue de faire sensation au Festival de Cannes 2023. En salle depuis le 5 juillet, son nouveau film détricote avec audace la complexité des relations mères-filles sur fond de sujet politique hautement sensible.
Servie par une mise en scène d’une originalité captivante, cette fiction documentaire a surpris en entrelaçant jeu d’acteurs, témoignages et reconstitutions. Le 5e long métrage de cette réalisatrice née dans le pays-coeur du « Printemps Arabe », nous emporte du rire aux larmes, tout en sollicitant sans relâche notre intellect. Une réflexion bouleversante d’une justesse inspirante, si bien qu’elle lui vaut deux prix lors du Festival de Cannes : celui du Cinéma Positif et celui du Prix de la Citoyenneté.
C’est dans ce cadre privilégié, entre les embruns de la plage du CNC et le charme des projecteurs du Salon des Ambassadeurs, que nous avons eu l’opportunité d’échanger avec Kaouther Ben Hania. Nous avons découvert avec plaisir les inspirations profondes qui irriguent ce film hors norme et questionné les enjeux sociaux et artistiques qui portent cette réalisation.
Avant Les Filles d’Olfa, votre précédent film L’Homme qui a Vendu sa Peau évoque des hommes et des femmes qui délaissent leur pays au profit d’un autre. Le thème migratoire est abordé d’une autre manière dans votre dernier film, c’est quelque chose qui vous tient à coeur ?
Il y a toujours une histoire de voyage. En fait chaque film que je commence est d’abord une recherche, en ce sens c’est un voyage. On parle du Hero Journey, mais c’est pareil pour le réalisateur. C’est un long voyage parce que c’est une longue recherche. Ça commence par une idée, une image, un personnage.
Comment a commencé ce long voyage pour Les Filles d’Olfa ?
C’est vraiment parti d’une réalité. Je débute Les filles d’Olfa par un personnage. Celui d’Olfa. Olfa, cette mère qui existe réellement et que j’ai entendue à la radio. Ça m’a tout de suite scotchée : je me suis dit, «c’est un personnage de film». À partir de là, le voyage a commencé. Je l’ai rencontrée, puis j’ai rencontré ses filles, puis j’ai commencé à tourner, et finalement cela m’a pris en tout sept ans.
Dans ce film bouleversant, qui entrelace et superpose une vaste gamme d’émotions, comment parvenez-vous à maintenir un équilibre entre la violence et l’espoir, sans jamais laisser le spectateur submergé par le pathos ?
Je pense que les personnages en elles-mêmes m’ont beaucoup aidée. Justement parce qu’elles ne sont pas du tout dans le pathos. Au contraire, ce qui m’a surprise et ce qui se ressent dans le film, c’est leur résilience. Ce sont des femmes qui rigolent de tout, même de leur tragédie. Ça leur donne une force et je pense que c’est leur manière de survivre à leur drame.
Comment le film a-t-il exploré le concept de transmission familiale, notamment en ce qui concerne la relation mère-fille ?
Au départ, ce thème m’intéresse car, dans cette histoire, il est à double facette. C’est effectivement la question de la maternité et de la transmission mère-fille. Cependant, d’une part, il y a la transmission de l’amour, mais d’autre part, on trouve la transmission des traumas et de la violence. C’est une réflexion sur ces deux aspects.
Oui, bien que la complicité et la tendresse au sein de cette famille soient palpables, d’un autre côté, le film ne met-il pas en exergue des conflits de générations qui s’interposent gravement entre la mère et ses filles ?
Oui, c’est aussi l’histoire de l’adolescence. Elles entrent toutes dans cet âge très délicat qu’est l’adolescence. C’est à la fois une remise en question du rapport à la mère, mais plus largement, du rapport à la vie : à l’éveil, à la sexualité, à la recherche de sens, etc. Cette recherche dérive finalement vers quelque chose de très morbide.
En tant que femme réalisatrice, était-il important pour vous d’aborder le sujet des femmes au sein de l’État Islamique dans votre film ? Étant donné que ce thème est souvent perçu comme davantage masculin dans l’imaginaire collectif.
Oui absolument. Ceci dit, moi, ce qui m’a d’abord attirée dans cette histoire, de façon plus générale, c’est que c’est une histoire féminine. Déjà ça, c’est très particulier. Moi, étant femme, je comprends très bien les femmes. Et j’avais les outils nécessaires, je crois, pour aborder avec elles des sujets de l’ordre de l’intime et sur le penchant de la confession. Finalement, ce qu’on a fait ensemble, ça a presque été de l’ordre du laboratoire thérapeutique pour nous toutes.
Vous vous sentiez personnellement engagée ? Avez-vous tiré de ce film une analyse réflexive ?
Oui, absolument. Je me suis sentie personnellement engagée dans une démarche et j’espère que cette autoréflexion passera aussi chez le spectateur.
Justement, je voulais vous demander ce que vous espériez que le public retienne de cette histoire ?
C’est au public de me le dire. Chacun retient ce qu’il veut. En tout cas, moi j’ai fait le film dans la démarche de comprendre. J’avais de nombreuses questions auxquelles je ne savais pas répondre. J’espère que le public ne sera pas dans le jugement, mais dans l’empathie et l’envie de comprendre.
En ce qui concerne la mise en scène, elle est tout à fait originale et crée une esthétique très particulière pour le film. Pouvez-vous nous parler davantage de votre démarche formelle ? Comment celle-ci contribue-t-elle à relayer votre discours ?
Le film est un dispositif entièrement créé, il n’existe pas dans la réalité. Donc l’aspect esthétique était très important pour moi, car il était le moyen de créer une unité au sein du récit. C’est pourquoi on a tourné presque dans un seul décor et avec des couleurs très particulières : du bleu, et du rouge principalement.
Pourquoi aviez-vous spécifiquement besoin de créer cette unité ?
Parce que le film est très introspectif et que je ne voulais pas que l’on puisse être distraits par des détails et des changements de décor.
Vous avez pointé du doigt l’omniprésence du bleu et du rouge dans votre film, est-ce que ces couleurs sont un choix symbolique ?
Non, les couleurs c’est une histoire de sensation. Pour moi, ça ne signifie pas forcément quelque chose, c’est très subjectif.
Est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots sur le rôle que la société a joué dans la vie d’Olfa et de ses filles ?
Le film part d’une histoire intime, mais c’est vrai, qu’il est situé dans la grande histoire récente de la Tunisie. Donc il y a tous ces changements politiques en écho, qui ont forcément affecté la vie de cette famille. On le voit très bien dans le film, mais ma première démarche est davantage portée sur l’intime, plutôt que sur l’angle politique. J’ai d’abord choisi ces personnages pour elles-mêmes, parce que je les trouvais très belles, très charismatiques et pleines de contradictions.
Nous vous remercions beaucoup Madame Ben Hania, merci pour ce film et encore bravo pour vos deux Prix.
Nous remercions le regard audacieux de Kaouther Ben Hania et lui exprimons notre gratitude pour un travail qui invite à une réflexion profonde sur les thèmes de la maternité, de la transmission mère-fille et de la frustration féminine. Son engagement en tant que femme réalisatrice se manifeste dans la manière dont elle a su mettre en perspective, à travers une histoire réelle, sphère publique et intimité féminine.