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“Anatomie d’une Chute” par Justine Triet : travail chirurgical, intimité d’un couple au scalpel

Revenues du tumultueux Festival de Cannes, nous avons eu l’immense plaisir de rencontrer Justine Triet et son jeune acteur Milo Machado Graner. Aussi généreuse que dynamique, Justine nous livre avec humour et précision une foule d’anecdotes sur les coulisses d’Anatomie d’une Chute. Elle nous livre une vision unique de la direction d’acteurs : au-delà de l’exigence corporelle, elle met l’accent sur la quête de l’authenticité émotionnelle “en cherchant l’état”. Des capacités de métamorphoses de Sandra Hüller, de la violence de la mise en scène judiciaire, des vérités inaccessibles et juxtaposées, on passe tout au crible, même la question du rapport réalisatrice-acteur…chien.

Voici de quoi vous immerger dans la Palme d’Or 2023… Let’s go !

Bonjour Justine, bonjour Milo, c’est un grand plaisir pour nous de pouvoir échanger avec vous, nous avons été subjuguées par votre film. Merci et bravo.

Justine : Non, mais merci à vous ! C’est chouette, merci beaucoup.

Est-ce que cela vous dirait de commencer par le commencement ? De quelle idée, de quelle envie naît votre film, Anatomie d’une Chute ?

Justine : Au tout début, je savais que je voulais faire un film de procès, mais je ne trouvais pas l’axe, l’angle par lequel l’aborder. Je savais aussi que je voulais parler du couple d’une autre façon. En fait, c’était le procès comme prétexte à parler du couple et de la famille.

Le moment d’accroche, c’est-à-dire le moment où j’ai su qu’il y avait un film et que j’allais m’engouffrer dedans, c’est le moment où je me suis dit que l’enfant, Daniel, joué par Milo, serait au centre de la machine judiciaire.

Il assistera à tout le procès de ses parents. Peut-être même que dans une certaine mesure il aura une responsabilité sur le verdict final. Voilà, ça, c’était l’axe de départ. 

Oui, parlons du rôle de Daniel qui est époustouflant. C’est un rôle complexe à de nombreux égards. Notamment parce qu’on arrache ce petit garçon à l’enfance en lui imposant des aspects sordides de l’intimité de ses parents. Il devient un témoin essentiel dans l’affaire qui oppose sa mère accusée à son père décédé. Justine, comment avez-vous déniché Milo ? Et surtout comment avez-vous dirigé ce jeune acteur pour qu’il exprime toute la subtilité de ce personnage clef ?

Justine : En fait, j’ai fait un casting de malvoyants pendant quatre mois. Avec ma Directrice de Casting, qui connaissait très bien le sujet, nous avons été dans quatre ou cinq pays en Europe. Nous avons balisé énormément de centres spécialisés. Finalement, nous n’avons pas trouvé l’acteur. J’avais trouvé un enfant qui m’intéressait, mais trop fragile au jeu. Ça a été une énorme déception, car je ne voulais vraiment pas jouer cette malvoyance. Je voulais qu’elle soit vraie et naturelle. Il a fallu faire le deuil de ça. Finalement, on a ouvert aux voyants, puis on a fini par trouver Milo, qui est tombé du ciel ! Après ça a été un binôme entre Milo et Cynthia. Elle est coach d’acteur et travaillait également avec Milo indépendamment du tournage. 

Milo : Oui, j’ai passé beaucoup de temps avec Cynthia, et aussi Laura Martin, l’éleveuse de mon chien dans le film. Avec Cynthia, on a beaucoup travaillé à jouer la malvoyance. On a regardé beaucoup de documentaires, on a visité plein d’académies. Julie voulait une malvoyance assez subtile donc de mai à octobre j’ai préparé ma posture.

Justine : Oui, Cynthia a été d’une aide précieuse. En tant que real, c’est faux qu’on arrive à dégager le temps pour préparer en amont le jeu avec les acteurs. Souvent on ne prend pas ce temps-là. Alors on arrive sur le plateau, on est perdus, et parfois on n’arrive pas à rattraper ce temps perdu. Donc grâce à cette formule, Milo est arrivé sur le plateau, très très préparé. Il était très doué pour le piano, donc on a eu beaucoup de chance aussi. 

Après on a cherché l’”état”, et ça, ça a vraiment été quelque chose d’important.

Milo : “Oui, Justine n’arrêtait pas de me dire “il faut trouver l’état, il faut trouver l’état” (rire). 

Justine : c’est-à-dire qu’un enfant n’a pas forcément vécu le deuil, donc comment est-ce qu’on cherche cet état émotionnel ? L’idée c’est évidemment de ne pas le mimer, mais de le trouver, de le ressentir. 

Pour “trouver l’état”, vous avez donc travaillé à activer la palette émotionnelle de Milo ? 

Justine : Oui, c’est ça. Les enfants ont tout en eux, en fait. Il faut juste aller trouver le chemin. Cynthia a aussi fait beaucoup de recherches à ce propos, et plus spécifiquement sur la direction d’enfants acteurs. Notamment sur le cinéma de Jacques Doillon, qui a beaucoup filmé les enfants, avec Ponette en 1996 par exemple. Il y a un documentaire sur Ponette en particulier qui a passionné Cynthia. Dans ce documentaire on se rend compte que les enfants, même quand ils n’ont pas vécu les choses, sont capables de les projeter. Par exemple, ils pensent à leur animal préféré pour activer une émotion. Si on se braque, si on insiste pour vouloir faire imaginer une situation qui n’a jamais eu lieu, et par ailleurs assez sordide, on se trompe d’endroit. Un enfant n’a pas besoin de penser à son père mort pour trouver l’état d’un enfant qui vient de perdre son père.  

Milo : Cynthia m’a aidée à “trouver le chemin”, c’est aussi une expression qu’utilise Justine. J’essayais d’exécuter au mieux ce qu’on me demandait, sans comprendre précisément parfois (rire). Je savais juste que “je doutais de ma mère”. D’ailleurs, c’est intéressant, car quand j’ai vu le film, j’ai découvert plein d’autres aspects.

Justine : On a aussi eu beaucoup de chance avec MIlo. Tout le monde me disait : “mais personne n’arrivera jamais à dire les mots que tu as écrits, aucun enfant ne parle comme ça.” Et moi je répondais : “ bah si, moi j’ai une fille qui parle comme ça” (rire). Lui, Milo a eu une incroyable intelligence, une vivacité dans l’absorption de ce qu’on lui disait. On a tous été très impressionnés. 

Pour la petite histoire j’ai travaillé avec un ingénieur du son qui a participé au tournage de Jusqu’à la Garde, avec cet acteur incroyable..Et un jour il vient me voir, presque en pleurs, et il me dit : “ je crois que je n’ai quasiment jamais vu ça, un tel niveau d’implication, à part avec l’enfant de Jusqu’à la Garde”.

Pour avoir beaucoup travaillé avec des enfants, sur le tournage, le côté “mignon” peut rentrer en jeu et c’est quelque chose qui peut me scier les nerfs. En tant que spectateur, on s’en fiche d’avoir un enfant qui soit mignon à l’écran, surtout quand il assiste à des choses aussi violentes. 

À ce propos, même si le film est traversé par des moments d’éclaircies, c’est un film sombre, à moi il m’a même paru douloureux. Comment fait-on pour “trouver l’état” émotionnel d’un rôle si bouleversant, tout en protégeant l’intégrité émotionnelle d’un acteur enfant ?

Justine : Là aussi, le rôle de Cynthia est essentiel. C’est un luxe en France. C’est un poste de plus à payer, donc souvent les producteurs n’en ont pas forcément envie, mais Cynthia a été très précieuse sur plein d’aspects, dont celui-ci. Un jeune enfant de 13 ans, sur un plateau, sur autant de jours… c’est notre responsabilité de faire extrêmement attention à lui. De le protéger, en effet, et en même temps d’avoir les armes pour pouvoir travailler ensemble. 

C’est vrai que le film est quand même assez sombre…en plus j’ai commencé, c’était la guerre en Ukraine, on sortait à peine du Covid, on avait des masques, on transpirait, un enfer ! Sauf qu’il y avait tellement de désir, d’envie d’être là de la part de tout le monde…Ce n’est que mon 4e film, mais j’ai rarement eu un tournage aussi parfait. Au point d’en être étonnant … Le plaisir à être là était sûrement aussi dû au fait qu’on avait vécu un enfermement pendant très longtemps. Sur ce tournage on a vécu plein de choses joyeuses, et très drôles.

Milo : puis il y avait le chien aussi !

Justine : Ah oui, ça a été le doudou de Milo, et même, il y a eu un amour de ce chien sur le tournage…c’était fou, c’était la mascotte.

(rires)

Alors, comment on cast un chien ? Comment on trouve le bon chien ?

Alors, il faut savoir que le chien a travaillé avec Laura Martin, sa maîtresse, qui était vraiment extraordinaire. Souvent au cinéma on fait appel à des grosses structures qui sont très chères, ils nous vendent monts et merveilles avant le tournage : “mon chien sait faire ci, ca, ca, sauter, etc.”, puis, sur le tournage…c’est toujours l’enfer. Le discours change : “Ce n’est qu’un animal, Madame !” (rire). Sur Victoria, j’avais travaillé avec une grosse entreprise, c’était bien, mais c’était beaucoup plus inquiétant…et puis beaucoup plus cher (rire). Là, je savais que je ne voulais pas fonctionner avec une grosse entreprise. Je voulais travailler avec une personne qui connaissait par coeur ses animaux et qui ne les surexploitait pas. On a vraiment eu un rapport en direct, beaucoup plus artisanal, beaucoup plus beau. Elle s’est donnée à 400%, elle a été très généreuse. Ça a été une nouvelle expérience pour moi. 

Le questionnement du rapport entre Nature et Culture est important aujourd’hui et le cinéma n’y coupe pas. Vous parliez d’”état”, dans la grande majorité des films, pour reprendre un terme philosophique appliqué aujourd’hui à l’Anthropologie de la Nature, les animaux n’ont pas “d’éthos”. C’est-à-dire, qu’ils n’ont n’ont pas de rôles pour eux-mêmes, dans le respect de leurs interactions naturelles et intrinsèques. Dans votre précédent film, Victoria, il y a plusieurs animaux et ils ont un rôle déterminant, comme c’est le cas dans Anatomie d’une Chute

Comment abordez-vous la relation réalisatrice-acteur animal ?

Ce sont des questions passionnantes aujourd’hui, des questions terriblement contemporaines et le cinéma n’y échappe pas : comment traite-t-on les animaux ? Donc comment les filme-t-on ? Le chien est un personnage à part entière et très important. Donc je pense que je n’ai jamais autant filmé un animal comme un personnage que dans ce film. D’ailleurs, je l’ai filmé à hauteur de chien, donc pas comme un faire-valoir de l’homme, en effet. C’est à la fois le fantôme de Samuel, mais c’est aussi la prolongation de Milo. Milo qui voit très mal. En opposition, le chien peut tout voir, mais il ne peut pas parler notre langage. Donc il y avait toute cette idée que le chien était celui qui, finalement, avait été témoin. Le seul témoin possible. D’ailleurs il est au centre du témoignage de Daniel. 

Vous vous servez donc de son éthos, son rapport naturel à l’autre pour faire passer des messages et avancer dans le récit ?

Oui, pour la petite histoire, quand on écrivait le scénario, mon coscénariste et moi même, sur le moment particulier de la découverte du corps, on avait l’impression d’écrire la 500e scène de découverte de corps… et on s’est dit : “Et si on le filmait par le chien ?”. Ça a tout changé. Par définition, naturellement, un chien, quand il arrive sur une scène de crime, il ne s’arrête pas choqué à regarder de loin. Il va directement là où est le corps et il interagit avec. Dans cette scène, le son indique cette atmosphère de scène de crime classique, de gendarmes, etc., mais finalement, c’est ce chien que l’on suit qui va nous amener jusqu’à notre personnage principal, Sandra. C’est aussi toutes ces idées autour du chien qui nous ont stimulés à l’écriture et qui ont aussi fait qu’on a raconté notre film de procès, et pas un autre. 

Il y a des similitudes avec ce qui se passe dans Victoria : là aussi, la découverte du drame pour la protagoniste, jouée par Virginie Efira, et pour le spectateur, se fait par le biais d’une réaction naturelle du chien. Ce n’est pas la seule similitude. Dans votre précédent film, vous vous attaquez aussi à questionner l’intrication entre les sphères privées et publiques à travers le motif du procès. De quelle manière avez-vous abordé cette problématique intime/publique cette fois-ci ?

Oui, ça fait partie des obsessions que j’ai eues sur tous mes films, dont La Bataille de Solférino et Victoria. Cette envie de vouloir retravailler sur l’intime. L’intime qui arrive dans la sphère publique, la sphère publique qui commande l’intime, mais là, peut-être encore de manière plus exhaustive. Je savais que je voulais faire un film de procès plus long, prendre plus mon temps. J’avais vu beaucoup de procès qui me passionnaient. J’en avais vu moins sur le rapport de tension entre une mère et son fils. Au départ, il y a cette confiance absolue, puis la confiance s’effrite. Au fur et à mesure, cet enfant se retrouve à assister à des choses qui ne sont pas faites pour des enfants et sa vie privée à lui aussi est jetée dans l’espace public. Par ailleurs, aujourd’hui, je pense qu’on ne peut pas faire trop les naïfs. Le robinet à fictions est tellement énorme entre toutes les plateformes… Je me suis dit : “je ne peux pas faire un film bien ficelé d’une heure et demie sur une petite histoire.” Je voulais vraiment rentrer dans le vortex de cette histoire d’amour qui ne finit pas très bien. Et questionner ce couple, ce couple avec cet enfant et le couple en général.

Votre film donne cette impression de précision chirurgicale, motif très cohérent avec le thème de la dissection d’un couple. C’est une atmosphère très différente de vos films précédents. Votre travail d’écriture a-t-il été différent ?

L’écriture a été très maîtrisée. Je pense qu’il y a tellement de films de procès qui existent, qu’on était obligés de beaucoup plus décider en amont, au moment de l’écriture de ce qu’on voulait faire formellement. Je me suis beaucoup moins posé ces questions-là pour Victoria. 

Les dialogues du film sont particulièrement incisifs. Du côté de la cour, ils sont si glaçants et si aberrants qu’ils en déclenchent parfois le rire. La violence naît aussi de l’absurdité du ton judiciaire face à une famille en deuil. Comment avez-vous travaillé autour de ces langages contrastants ?

C’est vrai que je n’ai jamais fait un film autant sur le langage. La langue est centrale dans mon film, aussi parce que c’est le terrain de rencontre de ces deux personnages du couple. L’une est allemande, l’autre est français, et ils se parlent en anglais. C’est à la fois, l’endroit où on essaie de trouver un terrain d’entente, de se comprendre, et c’est aussi l’endroit de l’incompréhension, de la bagarre, du combat. 

Alors il y a le combat, on va dire, plus pulsionnel à la maison, qui est le combat intime, mais il y a aussi le combat civilisé, celui-ci au tribunal. Il n’est pas moins violent, il a l’air plus contrôlé, avec des mots plus policés, mais en fait, c’est aussi un endroit jugeant, un endroit où on se trompe, et qui ne fait pas forcément surgir la vérité. L’espace du tribunal, c’est aussi un endroit où on s’approprie nos vies, où on délire sur nos vies. On est dépossédés de notre vécu. C’est extrêmement violent pour les personnages de Sandra et de Daniel. Je pense que comme les membres de la cour sont en manque d’éléments, ils vont voir à côté. Ils vont aller avoir un jugement moral sur cette femme. Sur sa sexualité, sur ce qu’elle fait, sur son travail d’autrice, sur sa manière de vivre, etc. C’est une femme qui a l’air d’être assez ferme dans ce qu’elle veut, ce qu’elle ne veut pas aussi. Est-ce qu’elle serait condamnable aussi pour ces questions-là ? Est-ce que le point de vue sur sa manière de vivre pourrait prendre le pas sur les raisons factuelles qui sont examinées dans le cadre du procès ? Je trouve tout cela passionnant. 

Dans le cadre judiciaire, vous parliez de désappropriation de sa propre intimité. Chacun et chacune, les avocates, les experts, s’emparent de leur histoire et la distordent. Dans son rôle chacun et chacune impose son angle au détriment de la vérité. La violence judiciaire pour Sandra et Daniel ne vient-elle pas aussi de ce côté mise en scène ?

Oui, totalement. D’ailleurs l’avocat lui dit : “Nan, mais Sandram je m’en fous de la vérité, ce qui compte c’est ce que l’on va raconter” et là, la fiction commence. C’est presque l’histoire d’un storytelling de romans ou de scénario ce film. C’est ça que je trouve à la fois passionnant et flippant dans la justice : les vérités sont juxtaposées, celle de la partie à charge, celle de la défense. Je pense que la vérité, si elle existe, se passe ailleurs. Des fois, au cours de procès, il y a la vérité qui surgit et c’est incroyable, ça arrive, évidemment. D’ailleurs, je ne dis pas que toutes les affaires sont impossibles à juger. Je dis que moi, en tant que cinéaste, ce qui m’intéresse c’est d’aller fouiller dans cette zone trouble là. D’ailleurs en tant que femme réalisatrice, je pense que j’ai besoin de m’approprier le récit de la violence d’une autre façon. Je préfère figurer cette zone trouble, plutôt que d’aller représenter un énième meurtre de femme. Ce qui a été énormément fait dans le cinéma masculin. La femme a été représentée pendant des dizaines et des dizaines d’années comme un objet qu’on viole, qu’on dissèque. J’ai essayé de ne pas rajouter un récit à ça. 

Le trouble est présent dès la première scène. Pourquoi avez-vous choisi comme point de départ du film une scène d’interview baignée de malaise ? Quelle était votre intention en créant cette atmosphère dès le départ ?

Le film globalement est un questionnaire. En fait, tout le film se fonde sur le manque. C’est-à-dire qu’au début on rentre dans le film comme une petite souris, on atterrit dans une scène qu’on ne comprend pas. D’un coup il y a ce type, qu’on ne reverra jamais. Il met la musique hyper forte et qui coupe cette discussion entre ces deux femmes…moi je pense que c’est ça le couple. C’est un mystère, un endroit qui peut paraître abscons et chaotique pour l’étranger qui s’y immiscerait. Et voilà, pour les 2h30 qui suivent, on essaie de comprendre ce que c’est que ces deux gens-là. Le langage est là pour ça, et malheureusement le langage ne débouche pas toujours sur quelque chose de parfait. 

Ce manque a-t-il à faire avec la cécité de l’enfant, Daniel, dans votre récit ? 

Oui, pour moi Daniel malvoyant incarne l’idée de cette zone de manque. Je trouvais ça super intéressant qu’il y ait une blessure entre ces deux personnes, au sein du couple. Cette blessure, c’est l’accident de Daniel. Ils ne l’ont jamais digéré. Ce n’est pas l’histoire d’une bourgeoise qui papillonnerait, c’est quelqu’un qui a dû affronter un grand drame. Ils ont réellement vécu un enfer, ils portent cette chose-là entre eux et elle ressurgira au procès. De manière plus large, j’aime cette zone où on ne saura pas tout, et le personnage de Daniel avec sa malvoyance incarne bien ça.

D’ailleurs, vers le milieu du film, il y a cette scène de dispute bouleversante qui ajoute encore à cette question de l’interprétation, de la zone de manque. Comment a-t-elle été écrite et tournée ?

J’ai hésité avec cette scène. C’est une scène qui a provoqué beaucoup de discussions à l’écriture, beaucoup d’inquiétudes au tournage. À l’écriture, je n’étais pas sûre de vouloir montrer ces images de leur intimité de couple. Seulement c’était difficile de faire autrement du fait du format. Surtout, beaucoup de personnes m’ont dit “ comment tu vas t’attacher assez à Samuel, le père, si tu ne le vois pas du tout du film ? ». Je pense maintenant que c’était important de donner ça au spectateur et à ce moment-là. 

Pour le tournage, on a fait beaucoup de prises, on a tourné ça en 2 journées. Ça a probablement été l’une des scènes les plus puissantes qu’on a eu à tourner. Le chef opérateur était en pleurs pendant bien 4 ou 5 prises. Il avait Sandra très proche et c’est quelqu’un dont on ne se rend pas compte qu’elle joue quand elle joue. Ça va très loin : sa peau se transforme, le sang lui monte… Lors de la dernière journée de tournage de cette scène particulière, elle m’a dit : “je ne pourrai pas faire plus de 5-6 prises, tellement je vais être dans un état spécial”, et c’était vrai. Elle faisait attention à garder son état entre les prises, pour ne pas le perdre et s’endormir. Les dernières prises allaient finalement trop dans la violence pour mon propos. C’était intéressant, puisqu’en fait, un tournage, c’est toujours à chercher. C’est au montage qu’on choisit. Il y a en quelque sorte un teaser de cette scène au sein du film, donc la déception aurait pu être grande, mais finalement j’ai tellement aimé cette scène, tellement aimé ce qu’ils ont fait.

Oui c’est vrai que dans cette scène particulièrement, même tout au long du film, Sandra est époustouflante. Comment avez-vous travaillé avec elle ce jeu fort et subtil à la fois  ?

Traditionnellement, c’est une comédienne de théâtre en Allemagne. Elle travaille tous les jours, elle joue Hamlet tous les soirs pendant 3h…donc elle a une connaissance de son corps et de ses émotions exceptionnelle. C’est quelqu’un qui en 2 secondes et demie peut se mettre dans des états de dingue. Classiquement, j’arrive à trouver des états un peu exceptionnels au bout de 7-8 prises. Elle, elle arrive, et dès la première prise, elle est incroyable. Tous les techniciens français étaient bouche bée. Évidemment, il y a des moments où on n’est pas d’accord, alors on cherche, mais la base est déjà là et c’est un luxe total. Avec Sandra ce qu’on a essayé d’éviter c’est le côté “performance d’actrice”. C’est-à-dire que Sandra a une technique très forte, mais aussi très précise, avec un “catalogue” de pleurs à disposition par exemple. C’est chouette, mais il faut aussi dépasser ça, car si on reste là dedans ça devient bionique. 

Pour la scène de la voiture par exemple, je lui ai demandé de pleurer comme quelqu’un qui n’a pas pu exprimer ses émotions depuis 2 ans. Elle a fait une impro qui m’a fait pleurer, et c’est rare que je pleure sur un tournage.

J’ai pleuré deux fois. Une fois avec le petit. Pendant la scène où il explose en pleurant, parce que j’ai senti qu’il avait grandi, j’ai senti son évolution. Ça, c’est très fort quand on se rend compte à propos d’un enfant qu’on a connu à un moment donné, qu’il a pris un an entre le moment où on l’a rencontré et maintenant. Que pendant ce temps là, il s’est transformé sous nos yeux 

Ce duo vacillant, en péril mère/fils est très réussi aussi. 

Je trouve que le duo Sanda-Milo a créé quelque chose de tellement fusionnel. Ils ne se ressemblent pas tant que ça, pourtant, au bout d’un an, parfois j’avais l’impression qu’ils se ressemblaient…c’est très étrange. Il y a eu une vraie rencontre. 

Pour finir par une question classique, est-ce qu’il y a un auteur ou un metteur en scène qui vous a vraiment éclairé, sur lequel vous êtes revenu pour pouvoir écrire de ce film ?

Oh, j’ai vu tellement de choses… Pour l’écriture même, j’étais assez nourrie moi pour ne pas forcément m’inspirer que d’une chose, je pense qu’il y a eu beaucoup d’influences. 

J’ai beaucoup vu les films de Fleischer pour des questions esthétiques. J’ai beaucoup revu Opening Night de Casavetes parce que c’est un film où il y a beaucoup de rouge et j’étais obsédée par le rouge, mais je voulais faire un film en pellicule. Dans les films de procès, je pense que j’ai été obsédée par l’affaire Amanda Knox. Surtout la perception de sa sexualité qui fixe une misogynie très violente. J’ai trouvé ça très intéressant et ça m’a beaucoup inspirée. J’ai énormément revu l’histoire du Petit Grégory. J’ai revu Autopsie d’un Meurtre, La vérité de Clouzot. J’ai vu beaucoup de films sur la plaidoirie, comme Le génie du Mal de Fleischer dans lequel Orson Welles joue de manière très douce à l’inverse de ce qu’on peut voir en France. J’ai glané à plein d’endroits. J’ai plein d’influences, autant de la junk culture, sur Youtube j’ai vu des Faites Entrer l’Accusé, des procès qui mettent en scène des gamins pour voir comment la Présidente du tribunal se comporte et montrer ça aux acteurs. 

Vous savez, le mécanisme d’écriture, une fois l’absorption des références, il faut vraiment les pousser, pour se concentrer sur la forme. J’ai aussi essayé de partir sur une histoire que je n’avais pas trouvée.

C’étaient les coulisses d’un film dont la réflexion centrale se porte autour du manque, qui ne manque ni de nous bouleverser ni de nous stimuler les neurones. Merci Justine pour ce support artistique aux multiples facettes réflexives. Si vous voulez réfléchir à l’intrication sphère privée / sphère publique, si vous vous demandez comment votre vie sexuelle épanouie peut se retourner en votre défaveur lors de votre procès, si vous voulez assister à un super dog acting, ou si vous désirez tout simplement voir un grand film, foncez dans les salles ce mercredi 23 août, on pense que vous ne serez pas déçus…

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